La polémique sur la place de la langue française et la diversité culturelle dans les médias publics a fait de l’ombre à l’une des mesures phares des nouveaux cahiers des charges des chaînes publiques : la rationalisation du rapport avec les boîtes de production qui fournissent du contenu aux chaînes.
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La presse en a fait ses choux gras : des milliards de centimes engloutis par des boîtes de production dans l’opacité la plus totale. Info ou intox ? Le fait est que la rationalisation des dépenses des chaînes publiques est l’une des plus importantes avancées des nouveaux cahiers des charges. « C’est un des points parmi les plus positifs, mais il a été malheureusement passé sous silence par les médias », explique cette source à la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (HACA) qui s’exprime en off. Le nouveau texte prévoit une batterie de mesures pour encadrer la fabrication en externe de produits télévisuels, trop longtemps accordée arbitrairement aux sociétés de production. Désormais, il faudra passer par un appel d’offres, au moins deux fois par an, pour espérer coopérer avec les chaînes du bouquet national. Les nouveaux cahiers des charges de la SNRT et de Soread-2M ont instauré une « commission de lecture » des projets qui devra fournir aux sociétés un argumentaire en cas de refus, en plus de publier les résultats des appels d’offres sur le site de la chaîne. Ladite commission sera composée de diverses personnalités pour asseoir son indépendance (quatre employés de la chaîne, trois de la société civile et un académicien). Ces personnalités ne doivent pas être en situation de conflit d’intérêt. Le président de la commission sera nommé par le directeur de la chaîne, une nomination qui sera ensuite validée par le conseil d’administration, gage de sa totale indépendance.
Une première. « Avant, seule la chaîne tamazight s’était livrée en 2008 à cet exercice de transparence de son propre chef, en lançant un appel d’offres. Et encore, c’était sous la pression médiatique et l’expérience n’a plus été rééditée depuis », explique notre source à la HACA. Autre vertu du texte : la mise en avant de la production nationale des chaînes elles-mêmes, en obligeant les télévisions à acheter au maximum 30% de produits « prêts à diffuser » (PAD) des boîtes de production (avec pour le reste 55% de productions internes et 15% de coproductions).
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« Rente télévisuelle »
Avant cette réforme, les chaînes de télévision réceptionnaient les propositions des boîtes de production, les étudiaient et livraient leur réponse sans s’en référer à des normes très précises. « Les chaînes n’avaient pas de barème et se reposaient en général sur le succès d’un programme : une société qui a produit une sitcom qui fait de l’audience est par exemple recontactée pour en faire un deuxième lors du prochain Ramadan. Résultat : c’est toujours les mêmes qui travaillent avec les télévisions. » A cette carence de normes audiovisuelles, le PJD, engagé sur la voix de la refonte des médias, ajoute la gabegie et les soupçons de mauvaise gestion.
Le député PJD Abdellah Bouanou, l’un des plus fervents défenseurs des nouveaux cahiers des charges, n’est pas peu fier du nouveau concept de « bonne gouvernance » imposé aux télévisions. « Nous devons en finir avec la rente télévisuelle qui fait que ce sont toujours les mêmes qui travaillent avec les chaînes. Ils mettent la main sur des millions avec des sociétés parfois gérées par les femmes ou les fils de personnalités dans les médias publics. Beaucoup de rapports, y compris celui de la Cour des comptes, dénoncent ce fait. Sur ce point, les cahiers des charges instaurent la transparence », explique le bouillonnant député qui a demandé au Parlement de rendre publique la liste des bénéficiaires de« la rente télévisuelle ». « Nous attendons que cette transparence se décide de manière naturelle, autrement nous demanderons qu’une commission parlementaire d’enquête soit mise en place », menace le député.
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La polémique « Raya prod »
Le PJD ne le dit pas, mais cette nouvelle guerre contre la« rente télévisuelle » ambitionne de repositionner le débat sur l’argent de la télévision, afin de mettre fin à la polémique sur les langues. Malheureusement, du nécessaire besoin de transparence réclamé par les islamistes, l’on est passé à la dénonciation parfois sans preuve quand le débat est monté d’un cran.
La presse a ainsi publié les bénéfices supposés de boîtes de production sans mettre ces chiffres en perspective. La société Raya prod, dirigée par le duo de producteurs Yassine Zizi et Ramzi, a été pointée du doigt pour « avoir récolté 560 millions de centimes (56 millions de dirhams, ndlr) pour la production de huit épisodes de l’émission de divertissement “Comedia” ».
Une autre boîte de production est, elle, accusée d’avoir fait des bénéfices de 1 milliard 800 millions de centimes (18 millions de dirhams) pour la production d’une série ramadanesque !
Yassine Zizi est choqué.« Personne ne m’a appelé pour vérifier ces chiffres, qui sont d’ailleurs faux ! », rétorque-t-il, tout en ne donnant pas les chiffres réels car il s’agit d’un « contrat commercial ». « Une émission de télévision nécessite beaucoup d’argent car il faut louer des caméras, la lumière, les plateaux… Construire un décor à chaque émission coûte des millions de dirhams et parfois on perd de l’argent, comme sur “Comedia show ” qu’on a dû arrêter après un an, car la chaîne ne pouvait pas suivre – tout en maintenant “Comedia” . Les gens ne s’en rendent pas compte, mais une émission comme cela, poursuit-il, c’estvingt-cinq jours de travail, cent travailleurs sur le terrain, des tournages à l’extérieur, des ateliers d’écriture, des accessoires, etc. ».
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Des réformes, pas de diabolisation
Le producteur demande à être jugé sur l’audimat et affirme réaliser entre 33% et 43% d’audience en moyenne avec ses émissions. « En France, une émission qui fait 15% à 17% est considérée comme étant un succès. Nous, nous avons en plus la concurrence de 500 chaînes satellitaires ! “ The Voice ” sur TF1 a fait par exemple 7,2 millions de téléspectateurs sur 65 millions de Français. Nous, notre dernier “Comedia ” a fait 4,5 millions de spectateurs sur une population de 30 millions de Marocains », se défend-il. Notre source à la HACA regrette cette « diabolisation des sociétés de production qui n’est pas bénéfique au climat de réforme », et appelle à la stricte application des nouvelles normes. « Les boîtes de production ne sont pas des anges, certains tournent des sitcoms sans scénario, ne justifient pas les dépenses, paient les acteurs une misère mais si on régule et surtout si on surveille, ce sera réglé », pense-t-il. D’ailleurs, le rôle du chargé de production envoyé par les chaînes sur les tournages pour vérifier les dépenses des producteurs devrait être renforcé, au même titre, peut-être, que des inspections surprises. Un débat apaisé et des normes strictes pourraient ainsi mettre fin à la « rente télévisuelle ».
Zakaria Choukrallah |