Qui peut encore nier que l’intifada au parfum de jasmin et les soulèvements de la place Tahrir sont avant tout des révolutions numériques ? La prise de la Bastille a eu lieu d’abord sur le Net avant de s’étendre à la rue. Pas de complot étranger,
aucune officine n’ayant l’honneur de semer le trouble, juste des jeunes révoltés par la chape de plomb politique et sociale et qui décident de crier « basta » ! En vérité, le monde a beaucoup changé, et l’histoire de la liberté d’expression aussi. Des voix qui s’élèvent sans muselière, ça inquiète forcément les régimes qui ont quelque chose à se reprocher. Les voix discordantes sont d’habitude suivies à la trace. Pour une fois, les autoroutes de l’information ont brouillé la filature. Bouc émissaire des politiques et de sécuritaires en panne d’idées, la liberté de parole a toujours été l’ennemi à abattre. Les goulags de la pensée sont désormais le fait des chargés de com de dictateurs en déroute. L’erreur de trop a été d’étendre ce simplisme au Net. En égypte, le régime de Moubarak a trouvé l’agent double de la crise. Les internautes en réseau sont d’abord accusés d’avoir conduit le pays au bord du gouffre. Puis d’avoir provoqué le chaos. Inconnu du grand public il y a juste quelques jours, Waël Ghonim est devenu une star après avoir raconté ses deux semaines de détention, les yeux bandés, dans les geôles des services secrets égyptiens. Le crime de ce cybermilitant ? Ce chef du marketing de Google pour le Moyen-Orient avait administré une page Facebook à la mémoire de Khaled Said, militant battu à mort par la police. Par ricochet, Google s’est vu attribuer par Vigeo un relèvement important de sa notation dans le domaine du respect des droits humains. Cet expert européen de la « performance responsable » considère l’initiative de Google comme une contribution de l’entreprise à la promotion de la « liberté d’expression dans la société, dans un contexte où cette liberté est gravement entravée par les pouvoirs publics ».
Au Maroc, on peut se gargariser d’une liberté d’expression qui n’a pas son pareil dans le monde arabe. Les journalistes placent le curseur là où ils veulent, les échanges sur les réseaux font rage et, en cas de pépins, on est sûr de passer d’abord par le tribunal au lieu d’aller directement dans la case prison. Un léger bémol cependant : déployer des trésors de diplomatie et une pointe d’intimidation pour faire lâcher prise aux médias espagnols est inopérant. Penser que Zapatero a le pouvoir de tirer les oreilles du patron d’El Pais pour le faire revenir à de meilleurs sentiments vis-à -vis du Royaume relève, au pire de la myopie, et au mieux d’une méconnaissance flagrante des rouages de la démocratie en Europe dont la liberté de la presse est l’un des piliers essentiels.
Il faut reconnaître que pour nos pouvoirs, gérer la liberté d’expression est une entreprise compliquée. Rompus à la tentation facile de serrer les vis, les hommes politiques doivent néanmoins défendre l’évolution de cette liberté de parole ouverte à ceux qui acceptent des règles du jeu fixées par les lois. Criminaliser l’expression de messages qui dérangent revient à masquer les symptômes au lieu de diagnostiquer la maladie. Ce qui alimente les extrêmes et prive la société des débats qu’elle ne pourra pas ignorer indéfiniment.
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