On ne s’y attendait pas, mais c’est l’Amérique qui défriche pour le monde. Juste avant le vote probable du Parlement uruguayen sur la légalisation et la nationalisation de la marijuana, les Etats du Colorado et de Washington ont adopté par référendum la légalisation de l’usage récréatif de cette drogue douce. Oui, vous avez bien lu « récréatif ».
Il ne s’agit plus de se cacher derrière des paravents pour autoriser des utilisations « médicales » du cannabis, même si les Californiens insomniaques louent depuis longtemps cet excellent somnifère naturel. Aujourd’hui, la majorité des électeurs de deux Etats ont considéré qu’ils avaient le droit à la fumette ! Car c’est une liberté individuelle comme une autre que ne revendiquent pas seulement des babas ou des bobos... mais aussi des ultralibéraux de l’école de Chicago qui savent bien que toute prohibition est une aberration économique. Pourtant, le Colorado est plus réputé pour ses canyons désertiques que pour ses vertes vallées enkifées... contrairement à notre pays qui fournit l’Europe et le marché local en substances toujours illicites. Mais nous préférons cette hypocrisie absurde à la logique économique et à la justice sociale.
L’absurdité économique de la prohibition du cannabis, c’est que cette source potentielle de devises – « 114 milliards sur la route du kif, deux fois plus que le tourisme ! », titrait notre confrère L’Economiste dans une excellente enquête sur le secteur – ne rapporte rien au pays. Tout le business du trafic passe dans les poches de la mafia calabraise et dans celles de quelques barons locaux. Quant aux agriculteurs, ils ne récoltent que les miettes. Et l’Etat dépense des sommes qui pourraient être allouées ailleurs pour jouer les garde-chiourmes de l’Europe. Or, selon nos estimations (voir notre dossier page 16), une légalisation rapporterait une vingtaine de milliards de dirhams au fisc marocain au lieu de nous coûter. L’Europe, nous dit-on, n’acceptera jamais un tel acte unilatéral. Mais n’est-ce pas les Etats de cette même Europe qui dépénalisent la consommation pour leurs citoyens tout en interdisant notre production. Singulière hypocrisie, là encore !
Au-delà de ces considérations comptables, c’est cependant l’aspect social qui doit nous interpeller. Plus d’un million de Marocains vivent de cette filière, mais 17 000 sont derrière les barreaux et 40 000 sont recherchés. Derrière ces chiffres, il y a des drames. Des familles entières sont déchirées quand le père est emprisonné, quand le grand-père malade est recherché, quand toute la population d’une région est en liberté provisoire... Le Rif est une région abandonnée au prétexte qu’elle serait riche. Les infrastructures routières sont quasi inexistantes en dehors des grands axes, les services publics absents, la corruption y atteindrait des niveaux astronomiques et la collusion entre élus et trafiquants ne cesse d’augmenter. On ferme les yeux sur le trafic et la production... mais le couperet peut s’abattre à n’importe quel moment sur les agriculteurs et les passeurs. C’est un marché de dupes et un immense gâchis.
Bien sûr, l’aspect moral ne doit pas être sous-estimé dans cette affaire. Le cannabis reste une drogue, mais dont la consommation n’explose pas quand on la libéralise. Or, continuer à l’interdire revient à enrichir les criminels, à appauvrir l’Etat et à terroriser les paysans. Quand le remède est pire que le mal, est-ce bien moral ?
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