Les révolutions sont cannibales et dévorent ceux qui les ont enfantées. S’ils survivent aux terreurs qui succèdent aux liesses révolutionnaires, les hommes qui soulèvent les peuples finissent le plus souvent essorés par la lessiveuse de l’Histoire. Pendant la révolution française, après un an d’euphorie, chaque camp a successivement guillotiné les têtes qui dépassaient dans le camp adverse. En 1917, les bolcheviks ont terrassé les mencheviks. Après s’être allié avec les démocrates de Mehdi Bazargan, Khomeiny s’est empressé de confisquer le pouvoir, quelques mois après la révolution, pour instaurer une république islamique. Chaque fois, le scénario est comparable : une aile dure, qui n’est pas toujours à l’origine des révoltes, élimine les réformistes et les démocrates.
Le Printemps arabe échappera-t-il à cette fatalité ? C’est mal parti. En Tunisie, les quelques centaines de salafistes dénombrés à la chute de Ben Ali se sont reproduits comme des lapins. Estimés aujourd’hui à plus de 10 000, ils sont fanatiques, dangereux et violents. Que fait le pouvoir dirigé par Ennahda ? Il a parié un moment qu’il pouvait manipuler ces agitateurs pour faire passer ses réformes les plus conservatrices. Mais on ne manipule pas longtemps un salafiste. Les chômeurs en déshérence, qui forment le gros de leurs troupes, ont provoqué deux jours d’émeutes parce qu’une exposition d’art contemporain montrait des corps nus impies et des barbus ridiculisés. Celles-ci ont fait un mort et des centaines de blessés. Le gouvernement a tardé à réagir et quand il l’a fait, c’était pour renvoyer dos à dos les émeutiers et les artistes mécréants. Est-ce pour ce résultat que les jeunes démocrates qui ont déclenché la révolution ont risqué leur vie ?
Et que dire de leurs frères et sœurs égyptiens qui ont commencé une révolution sur facebook avant de l’accomplir sur la place Tahrir ? Ils ont aujourd’hui le choix entre la peste et le choléra. Des Frères musulmans titillés par des salafistes sortis du Moyen-âge ou un pouvoir kaki plus ou moins maquillé sous des atours vaguement démocrates. La différence entre la peste et le choléra, c’est qu’on peut encore espérer survivre à la deuxième pandémie. Alors, nous racontent les envoyés spéciaux, les démocrates sincères ont préféré opter pour un fascisme militaire plutôt qu’un fascisme islamique pour « raisons de sécurité ». Et aujourd’hui, seuls les Frères musulmans occupent Tahrir qu’ils ont pourtant tardé à rejoindre pendant la révolution... Tout ça pour ça.
Au Maroc, il n’y a pas eu de révolution. Mais les jeunes du 20-Février ont obtenu un gouvernement à majorité islamiste après des élections qu’ils ont boycottées. Sortir chaque dimanche pour finir par porter au pouvoir un Ramid ou une Hakkaoui, pas sûr que cela corresponde au but initial...
Au Maroc, nous n’avons pas non plus d’émeutes salafistes contre des expositions d’art contemporain. C’est inutile, la censure n’a pas besoin de s’exercer, l’autocensure s’en charge (voir notre dossier page 16). Au Maroc, on est rarement déçu puisqu’on estime qu’il n’y a rien à espérer. Il y a pourtant chez nous des gens qui agissent, et pas seulement sur facebook. Des jeunes comme Ali Janah (voir son portrait page 6) consacrent leur temps à améliorer le sort d’enfants défavorisés. Et parce que les fossoyeurs des révolutions idéalistes s’appuient sur la pauvreté et l’ignorance, c’est en attaquant ces deux maux à leur racine qu’on peut espérer un changement sans effusion de sang. Ali Janah est un inconnu qui fait sa propre révolution en révolutionnant la vie des autres. C’est moins spectaculaire qu’une manif, mais c’est avec des jeunes comme lui (il n’a que 21 ans !) qu’on peut espérer changer le monde. Sans se faire dévorer par ceux qui veulent profiter des bonds en avant pour nous faire retourner en arrière...
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