On ne la présente plus mais on gagne toujours à la fréquenter. Il faut parfois une heure d’interview pour réaliser cette page. En dix minutes et à cent à l’heure, Aïcha Ech-Chenna vous raconte sa vie, sa vision du monde et une demi-douzaine d’anecdotes qui font mouche. De quoi remplir trois pages ! Infatigable depuis vingt-sept ans à la tête de Solidarité Féminine, elle était encore cette semaine l’invitée du 14e Café Politis à la Sqala de Casablanca. Première Marocaine à obtenir l’Opus Price, la maman de toutes les mères célibataires en mériterait un autre qu’on décerne à Oslo...
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Mes modèles
Je suis trèèèèèès loin de Mère Teresa. J’ai surtout été inspirée par Sœur Emmanuelle et l’Abbé Pierre. Comme eux, quand je vois une injustice, je me révolte. Je parle beaucoup mais c’est pour agir. Parler pour parler, autant faire de la politique.
La rencontre qui m’a marquée
Un jour, j’ai parlé d’amour fraternel à une enfant abandonnée pour qu’elle s’occupe des petits qui arrivaient à l’orphelinat. Et elle m’a dit : « Pourquoi me parlez-vous d’amour ? On m’a donné de la haine, je ne peux offrir que de la haine. »
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L’histoire qui a tout déclenché
En 1981, je venais de rentrer d’un congé maternité, et à côté de mon bureau, il y avait une assistante sociale qui recevait une mère célibataire. Cette jeune femme voulait abandonner son bébé car elle cédait à la pression sociale, morale et familiale. Au moment où elle a mis les empreintes digitales sur l’acte d’abandon, elle donnait le sein. On est alors venu chercher le bébé pour qu’il aille à la maison des enfants abandonnés. Elle a dû retirer son sein d’un coup sec et rageur. Le lait a giclé sur le petit qui s’est mis à crier. Ce cri est toujours dans ma tête. Cette nuit-là , je n’ai pas dormi et je me suis juré de faire quelque chose. Plus jamais cette injustice. Je ne savais pas encore quoi faire. Mais ce fut le commencement de la révolte. (Solidarité Féminine est née quatre ans plus tard, ndlr).
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Ce qui m’énerve
C’est que j’ai l’impression qu’au lieu d’avancer, on recule. Les gouvernements n’osent pas affronter les problèmes tabous. Et la meilleure des choses, c’est la prévention. C’est là qu’on se bagarre avec les islamistes. Nous, on parle d’éducation sexuelle en termes de prévention, et on croit qu’on veut amener la société à être occidentale. Ce n’est pas vrai ! Mais en Occident, les filles ne disent pas oui à un garçon qui les harcèle. Au contraire. S’il harcèle, il est puni. Avoir la liberté de son corps, ça ne veut pas dire qu’on est dévoyée.
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Un rĂŞve
Demain, si on fait des lois à l’occidentale, il y aura un refus de la société qui n’est pas préparée. Il vaut mieux prendre du temps et du recul, continuer à sensibiliser l’opinion publique. Je le dis au gouvernement, c’est essentiel de soutenir des associations comme nous qui travaillons pour avoir un laboratoire humain vivant.
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Mon livre
Les Misérables de Victor Hugo. J’ai été sensibilisée aux problèmes des petites bonnes par Cosette. Quand Edmonde Charles-Roux m’a remis le prix du Grand Atlas pour Miseria, deux ans plus tard, elle m’a dit qu’elle retrouvait les mêmes situations que dans Victor Hugo...
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Une bonne surprise
Il y a quelque temps, une femme en hijab intégral, tout en noir, est venue vers moi. J’ai eu peur ! Mais elle m’a donné l’accolade et m’a dit : « Tu as ma bénédiction pour tout ce que tu fais pour la société. » Je me dis que quelque part, la vérité et la justice vont finalement l’emporter.
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Propos recueillis par
Eric Le Braz |