En chaque Marocain sommeille un moqaddem
Amine est un jeune plutôt bien dans sa peau, bon vivant, très ouvert. Il fait partie de cette nouvelle élite plus citoyenne du monde que gardienne du temple. Ce soir à Rabat, il discute « entre potes » de ses frasques sexuelles, une bière bien fraîche à la main, quand son téléphone sonne.
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«Ta sœur est sortie. Elle a pris l’autoroute avec son copain motard», lui annonce un ami au téléphone. Amine a la mine défaite. Il profère un lot d’insultes à l’endroit de cette petite sœur «dasra» au point de sortir – sans son consentement (sic) – avec ce motard qui a forcément «quelque chose derrière la tête».
«Si elle veut baiser, c’est sa vie, mais je suis quand même son grand frère et je sais que ce mec va juste profiter d’elle.» Amine finira la soirée stressé, pendu au téléphone avec sa «taupe», qui lui fait le compte-rendu des faits et gestes de sa sœur, sans jamais trouver son comportement intrusif ou gênant.
On a beau afficher son ouverture d’esprit, le cerveau limbique continue à dicter des comportements rétrogrades. Ce concept a un nom qui l’exprime sans ambages : «dkhoul essaha». C’est littéralement «se mêler de la santé de l’autre», c’est-à -dire s’ériger en référence absolue. Dkhoul essaha va de l’aspect vestimentaire jusqu’aux croyances personnelles d’autrui.
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Une formidable force de conservatisme prescripteur
Dans sa version light, le gendarme prescripteur s’étonnera du montage financier qui a permis à son voisin d’acheter une nouvelle voiture – alors que sa paye ne devrait bien sûr pas le lui permettre !
Mais là où dkhoul essaha devient le plus dangereux, c’est quand il se mêle des convictions les plus intimes de l’individu. La religion et la vie sexuelle occupent le top des harcèlements. «Bnat lyoum ma b9awch kay hechmou (les filles d’aujourd’hui n’ont plus de principes). C’est des putes, elles fument en plus. Plus personne ne peut les contrôler!» Combien de fois avez-vous entendu cette phrase lapidaire lancée par un chauffeur de taxi par exemple ?
Les femmes, certes plus nuancées, sont également une formidable force de conservatisme prescripteur : «Ce décolleté est trop plongeant», «la jupe trop courte», «le jean de cette voilée trop serré», etc.
Si vous avez le malheur de vivre seul, un voisin viendra frapper à votre porte pour s’enquérir de l’identité de la fille ou du garçon qui vient de rentrer chez vous : «Ici, c’est un endroit respectable!» Et le même voisin passe sa journée à faire du tapage…
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La toute puissance de la communauté
Lors du ramadan, c’est la course aux scores d’endurance dans les mosquées et le concours de celui qui déploiera le plus de décibels de Coran.
Malheur à celui qui réclame de baisser un peu le son. Pire, si vos convictions vous poussent à ne pas respecter le carême, même si c’est dans l’intimité de votre maison.
Khadija, femme de ménage de son état, a par exemple créé un prétexte de toutes pièces en insultant les enfants de la maison, pour pouvoir quitter le domicile où elle était pourtant très bien traitée. Elle ne supportait plus de voir le père vider des fioles d’alcool en toute discrétion.
A la base de ce fléau national, l’inexistence de l’individu et la toute-puissance de la communauté. Si seulement nous avions conservé cette fameuse solidarité des sociétés traditionnalistes. Ce cliché vole en éclats, confronté à l’égoïsme galopant imposé par les pressions économiques. En chaque Marocain sommeille un moqaddem.
Zakaria Choukrallah |