Hypocrisie sociale Le rouleau oppresseur
Nous sommes au milieu des années 90. FZ est une jeune femme dans la fleur de l’âge qui se retrouve, au terme d’un mariage conflictuel, divorcée, avec une fille à charge. Ne pouvant plus supporter de vivre dans la ville d’El Jadida où elle risque de croiser un mari qu’elle préfère oublier, elle décide d’emménager à Casablanca.
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Installée chez une proche, elle trouve très vite du travail… mais recherche durant plus de huit mois un appartement à louer, en vain. La raison : une femme plutôt belle, seule et « répudiée », c’est louche.
Désespérée, elle décide finalement d’acheter un studio… et de mettre le voile. Pas le voile islamique mais social, celui qui va la protéger d’abord du regard malveillant des voisins. « Maintenant que ma fille a grandi et que j’ai pris de l’âge, je pense sérieusement l’enlever », dit-elle, mi-ironique, mi-sérieuse. FZ est loin d’être un cas à part.
De la malveillance, ce n’est pas ce qui manque dans une société qui, se permettant tout et n’importe quoi en privé, continue de nourrir les diktats de la hchouma. Sur l’autel de la crainte maladive d’être catalogués, bien des élans, voire des destins, sont brisés.
Et sous prétexte d’un faux respect des traditions, nous nous jugeons, nous nous maltraitons et nous nous opprimons les uns les autres.
Notre jeu préféré a été, et est toujours, la stigmatisation. Et notre sport national, la médisance. Cible privilégiée : les femmes. Ou celles-ci rentrent dans le rang et suivent les règles qui forgent une certaine image de bentennass (fille de bonne famille), ou c’est le bûcher social. Résultat, tout un arsenal de techniques, aussi hypocrites les unes que les autres, a été élaboré. Se couvrir la tête avec un morceau de tissu n’est que la moins fâcheuse d’entre elles. Sinon, nous avons le sexe sans pénétration, le sachet Alsa pour masquer son ébriété...
Tous nos comportements sont plus ou moins maquillés, enjolivés, parfois pour plaire, mais bien souvent pour éviter le regard faussement moralisateur que nous portent nos concitoyens. Nous nous gardons d’afficher des convictions, des comportements qui ne répondent pas à de vieux codes orthonormés et valables pour tous.
Nous parlons un langage convenu ponctué de hamdoullah et d’inchallah, nous nous habillons pareil, nous fréquentons les mêmes endroits. Et tout est question de CSP (catégorie socioprofessionnelle). A en étouffer.
Trouble de la personnalité multiple?
« Pourquoi n’osez-vous pas vous révolter contre ces dogmes ? Qu’est-ce qui empêche votre jeunesse de briser les chaînes du conformisme pour une liberté individuelle pleine et entière ? Qu’est-ce qui vous oblige à tout accepter, tout le temps ? » m’interroge souvent cet ami français avec force énergie, révolté de voir toute une société, qu’il connaît bien aujourd’hui, bloquer devant des considérations aussi superficielles que surannées.
N’ayant jamais su quoi lui répondre auparavant, il m’a fallu chercher du côté… de notre éducation. Une éducation qui brime et dans laquelle ce qui compte, ce n’est pas qui nous sommes, mais comment nous sommes perçus. « Il y a des peuples sans personnalité. Nous, les Marocains, en avons plusieurs », me dit une consœur au détour d’un échange sur le sujet.
Cette belle phrase résume bien l’esprit que tous les Marocains ont en partage, à degrés divers : le tiraillement entre des valeurs et leurs contraires. Et à défaut d’une victoire des unes ou des autres, nous continuons de nous torturer sous cet angle mort qu’est le socialement correct et notre traditionalisme viscéral.
Tarik Qattab |