Au-delà de l'habituelle fracture entre les politiques et le monde de l'entreprise, de plus en plus de patrons doutent de la capacité du gouvernement Benkirane à sortir le pays de la crise. Ils lui reprochent notamment de naviguer à vue, de céder facilement à la démagogie et de ne pas inscrire l'action de l'Etat dans la durée.
Pour la toute nouvelle prĂ©sidente de la CGEM, Meriem Bensalah, les jours qui viennent compteront peut-ĂȘtre parmi les plus fastidieux de sa carriĂšre de patronne. On la crĂ©dite d'un agenda politique prĂ©cis, celui de fĂ©dĂ©rer le patronat bien entendu, mais surtout de resserrer les rangs face Ă un gouvernement qui partageait davantage dâaffinitĂ©s idĂ©ologiques avec son prĂ©dĂ©cesseur. Bensalah, une Ă©lection Ă caractĂšre politiqueâ? Ce serait aller vite en besogne. Partant du postulat que la dame serait proche du Makhzen, le choix dâen faire lâunique candidate Ă la prĂ©sidence de la CGEM ne pouvait ĂȘtre innocent. «âIl nây a pas eu dâingĂ©rence politique dans la candidature et encore moins dans lâĂ©lection. Maintenant, chacun est libre dâen faire lâinterprĂ©tation quâil veutâ», argumentent la plupart des patrons interrogĂ©s. La croissance, la compĂ©titivitĂ©, l'emploi, l'investissement ou encore la fiscalitĂ©â: autant de dĂ©fis pour le patronat, qui donnent Ă©galement des cheveux blancs Ă l'Ă©quipe de Benkirane.Reste que quand les patrons trouvent des difficultĂ©s Ă faire des affaires, ils estiment naturel de compter sur les politiques pour leur faciliter la tĂąche. Hormis en France oĂč les hommes politiques et les patrons du CACâ40 ont souvent usĂ© leurs fonds de culotte sur les bancs des mĂȘmes grandes Ă©coles, partagent les mĂȘmes visions du monde et sont sensibles aux mĂȘmes codes sociaux, ailleurs, le divorce entre la classe politique et le patronat est largement consommĂ© depuis trĂšs longtemps.
Â
Les inquiétudes des opérateurs économiques
Au Maroc, la crise Ă©conomique et sociale ââdont les deux parties se rejettent mutuellement la responsabilitĂ©ââ a fini par rendre bĂ©ant le fossĂ© qui sĂ©pare les deux mondes. Quand Abdelilah Benkirane se dĂ©mĂšne pour donner l'impression qu'il est aussi Ă l'aise dans un cĂ©nacle de PDG qu'avec un comitĂ© de diplĂŽmĂ©s chĂŽmeurs, personne n'est dupe, encore moins les patrons. «âQuand on a reçu la dĂ©lĂ©gation du Medef, tous les patrons du cru qui Ă©taient prĂ©sents ont Ă©tĂ© sidĂ©rĂ©s de constater combien le chef du gouvernement Ă©tait loin de comprendre l'objet de cette visite. Alors que les tĂ©nors du patronat français attendaient de voir comment le nouveau chef du gouvernement allait les rassurer et quelles rĂ©ponses il avait prĂ©parĂ© Ă leurs dolĂ©ances, ils ont Ă©tĂ© stupĂ©faits d'avoir droit Ă quelques blagues bien senties et pas plusâ», explique l'un des patrons prĂ©sents Ă la rĂ©union.
A lire les dĂ©clarations de Karim Tazi qui ne cache pas quâil a votĂ© PJD mais qui se pose des questions, on comprend que le malaise est rĂ©el et que la dĂ©ception n'est pas loinâ: «âCe gouvernement ne nous a toujours pas prĂ©sentĂ© de stratĂ©gie Ă©conomique alors que la plupart des problĂšmes du Maroc sont dâabord Ă©conomiques. De lâĂ©nergie et du capital politique ont Ă©tĂ© gaspillĂ©s dans des combats inutilesâ», a-il dĂ©clarĂ© au site goud.ma. Trop de chantiers, Ă commencer par celui de l'emploi ou encore celui de la rĂ©forme fiscale, sont en friche depuis longtemps sans que les patrons aient senti le moindre frĂ©missement du cĂŽtĂ© du gouvernement. Que lâĂ©quipe de Benkirane nâait pas respectĂ© le calendrier des rĂ©formes peut se comprendre, mais cette prudence incontournable est de plus en plus perçue par la rue comme insupportable. «âLa crise qui Ă©crase lâĂ©conomie nationale aurait dĂ» focaliser tous les efforts du gouvernement. Au lieu de cela, on tente de financer les dĂ©ficits en pressant encore plus les industriels. âTrop dâimpĂŽt tue lâimpĂŽtâ, clamait dĂ©jĂ Ă l'Ă©poque Adam Smith. Aujourd'hui, non seulement la loi de Finances vient juste de tomber mais alors qu'on attendait ce gouvernement sur une rĂ©forme fiscale plus que nĂ©cessaire, nous sommes dĂ©sormais soumis Ă un niveau excessif de prĂ©lĂšvement fiscalâ», dĂ©plore Mustapha Mechiche Alami, un homme dâaffaires qui fut dĂ©putĂ© Ă KĂ©nitra. Pourtant, l'industriel n'a pas d'a priori vis-Ă -vis de ce gouvernement en particulier car il estime que lâefficacitĂ© attendue de la majoritĂ© est plombĂ©e par la composition mĂȘme d'une Ă©quipe hĂ©tĂ©roclite. «âLe gouvernement a fait de la lutte contre la prĂ©varication un de ses principaux chevaux de bataille. Or, jamais la corruption n'a Ă©tĂ© aussi forte et aussi visible qu'aujourd'huiâ; ce qui prĂ©sage un Ă©chec probable de cette Ă©quipe, sur cette question du moins.â»
MĂȘme son de cloche de la part de Zakia Sekkat qui pense que les attentes du patronat n'ont pas eu d'Ă©cho au niveau de l'Ă©quipe au pouvoir. «âIl y a bien eu la signature dâune convention entre le gouvernement Benkirane et le patronat, mais on a toujours besoin dâune meilleure collaboration entre le politique et le monde Ă©conomique qui permettrait de relancer lâemploi Ă court et moyen terme. Pour cela, il est clair que les politiques ont besoin dâun coup de main technique parce que, jusquâĂ prĂ©sent, le tissu productif marocain est mal recensĂ©, sa capacitĂ© de production mal Ă©valuĂ©e et le feedback sur les Ă©normes difficultĂ©s quâil gĂšre au quotidien est nulâ», ajoute l'ex-patronne de la reprĂ©sentation rĂ©gionale de la CGEM Ă Tanger.
Â
Des patrons encartés
Cela n'empĂȘche pas quelques patrons d'Ă©marger Ă des partis politiques pour avoir plus d'une corde Ă leur arc. Combien sont-ils Ă vibrer pour la politiqueâ? Au niveau des partis, on reste trĂšs discret sur le profil sociologique des militants. Il y a bien quelques hĂ©ritiers. La baraka de Aziz Akhannouch, le ministre de lâAgriculture la tient de son pĂšre qui, lui, Ă©margeait Ă lâIstiqlal, dĂšs le lendemain de lâindĂ©pendance. MĂȘme chose pour Ahmed RĂ©da Chami dont lâoncle, Hassan Chami, nâa jamais cachĂ© ses affinitĂ©s avec la gauche. Lâex-prĂ©sident de la CGEM avait dâailleurs jetĂ© un pavĂ© dans la mare, mettant mal Ă lâaise le gouvernement de lâĂ©poque. Sans crier gare, dans une interview restĂ©e cĂ©lĂšbre depuis, le patron des patrons avait alors estimĂ© que le systĂšme de gouvernance au Maroc Ă©tait opaque et quâ«âonâ» ne laissait pas le gouvernement travailler. Mettant par la mĂȘme occasion en doute lâorigine de la fortune de la bourgeoisie marocaine. VilipendĂ© autant par la classe politique que par les patrons, lâhomme avait Ă©tĂ© accusĂ© dâavoir voulu jouer une version trop moderne, voire carrĂ©ment subversive «âdu cercle des patrons disparusâ». «âIl y a quelques dĂ©cennies, la politique Ă©tait une affaire de dĂ©fis sociĂ©taux. Aujourd'hui, son cĆur bat au rythme des Ă©vĂ©nements Ă©conomiques. Câest pour cela que le monde politique a besoin de dĂ©cideurs, de chefs dâentreprise qui ont le sens de la politique sans ĂȘtre forcĂ©ment encartĂ©s. Il y a des hommes dâaffaires qui ont le virus de la politique mais beaucoup s'abstiennent de plonger dans la politique politicienneâ», explique Hassan El Jay, directeur gĂ©nĂ©ral de Big Mat. Bien entendu, c'est dans les partis de droite que l'on trouve le plus de patrons. L'UC, qui faisait le plein Ă l'Ă©poque avec des gens comme Sajid, a Ă©tĂ© dĂ©trĂŽnĂ©e par le RNI qui, lui-mĂȘme, a dĂ» se rĂ©signer Ă laisser le PAM engranger le maximum de gros bonnets dont beaucoup ne s'affichent pas en tant que tels. Tarek Kabbage, le milliardaire du Souss qui tient la mairie d'Agadir sous les couleurs de l'USFP, fait figure de franc-tireur. Les patrons militants, maires, ministres ou vĂ©ritablement engagĂ©s se comptent sur les doigts de la main.
Abdellatif El Azizi |